Les plus-values jouent un rôle fondamental dans la théorie keynésienne. En effet, c'est l'existence de plus ou moins-values potentielles sur les actifs financiers qui justifie que les ménages conservent une partie de leurs avoirs en monnaie pour le motif de spéculation. Mais, depuis Keynes, la financiarisation de l'économie s'est développée considérablement et avec elle la spéculation, ce qui modifie sensiblement le fonctionnement de l'économie.
En économie, on peut donner des sens divers au mot spéculation, le sens le plus large étant celui d'un pari sur l'avenir. Ici nous considérerons que la spéculation est l'activité consistant à acheter puis revendre des actifs afin de dégager des plus-values.
La spéculation financière joue un rôle d'autant plus important qu'il existe des inégalités significatives de fortune et d'information. En effet, dans un jeu à somme nulle comme l'est la spéculation financière, il est impossible de prédire quel agent particulier va gagner si tous disposent a priori des mêmes chances. Mais, dans un jeu où tous les participants ne disposent pas d'un même niveau de fortune, le gagnant est statistiquement celui qui peut supporter les plus lourdes pertes, c'est-à-dire généralement le plus riche. Il est alors possible de prédire le vainqueur et de miser sur lui en lui confiant des capitaux afin qu'il les fasse fructifier.
On pourrait penser que les gains réalisés par les spéculateurs n'ont aucun impact sur la consommation des ménages puisque, selon la théorie keynésienne, celle-ci dépend avant tout du revenu, c'est-à-dire d'une grandeur qui ne tient compte ni des plus-values ni des moins-values. Pourtant, deux phénomènes viennent contredire cette conclusion.
Le premier est l'existence de sociétés spécialisées dans la spéculation financière. Ces sociétés font des profits et distribuent des revenus sans créer, en contrepartie, la moindre richesse réelle.
Le second phénomène apparaît lorsque des politiques monétaires expansionnistes sont pratiquées sur de longues périodes. Dans ce cas, les ménages peuvent anticiper une croissance permanente du cours des actifs et considérer que les plus-values qu'ils réalisent sont un moyen de financer leur consommation sans porter atteinte à leur patrimoine. Ces deux phénomènes modifient profondément l'analyse keynésienne.
L'investissement, c'est-à-dire la création de richesse, n'est plus le seul moteur de l'activité économique, la spéculation, c'est-à-dire la compétition pour gagner une plus grande part de la richesse existante, vient le compléter, voire le supplanter dans ce rôle, ce qui ne va pas sans conséquences négatives.
Keynes a consacré de longs développements à la spéculation financière dans son chapitre sur l'investissement à long terme mais il ne considérait pas qu'elle puisse avoir un impact direct sur le revenu et la consommation car ce qui était gagné par l'un était perdu pour l'autre.
Depuis Keynes se sont développées des sociétés financières qui vivent de la spéculation financière. Elles distribuent des revenus aux ménages et peuvent donc, tout au moins dans un premier temps, stimuler la consommation et donc l'activité au même titre que l'investissement.
Pour le montrer, considérons une société financière dont la seule activité consiste à acheter puis à vendre des actions. Grâce à la puissance de ses outils mathématiques et à l'efficacité de ses traders, elle parvient à profiter des fluctuations des cours pour revendre les actions à un cours supérieur à celui auquel elle les a achetées.
Supposons donc que la société financière achète des actions aux ménages pour une valeur de 90 et leur revende pour une valeur de 100. L'opération d'achat s'écrit dans les comptes nationaux de la manière suivante :
Emplois / ΔActifs | Ressources / ΔPassifs | |||
Société | Ménages | Société | Ménages | |
-90 90 | 90 -90 | Monnaie Actions | ||
0 | 0 | Total |
La première ligne indique que les sociétés ont cédé pour une valeur de 90 de la monnaie qui a été acquise par les ménages.
La seconde ligne indique que les sociétés ont acquis pour une valeur de 90 des actions qui ont été cédées par les ménages.
Au moment où elle a lieu, l'opération de vente s'écrit ainsi :
Emplois / ΔActifs | Ressources / ΔPassifs | |||
Société | Ménages | Société | Ménages | |
100 -100 | -100 100 | Monnaie Actions | ||
0 | 0 | Total |
En consolidant sur l'ensemble de la période couvrant les opérations d'achat et de vente d'actions, on obtient :
Emplois / ΔActifs | Ressources / ΔPassifs | |||
Société | Ménages | Société | Ménages | |
10 -10 | -10 10 | Monnaie Actions | ||
0 | 0 | Total |
Sur ce tableau qui enregistre les flux à la manière de la comptabilité nationale, il semble qu'aucun des deux agents n'ait ni gagné ni perdu dans cette succession d'opérations, de la monnaie ayant simplement été échangée contre des actions de même valeur. Mais, si l'on raisonne en termes de bilan, la situation est différente.
Si l'on suppose qu'à l'origine le patrimoine du ménage était composé de 45 de monnaie et de 90 d'actions, celui de la société étant composé uniquement de 90 de monnaie, alors les bilans avant et après les opérations se présenteront ainsi :
Actif | Passif | |||
Société | Ménages | Société | Ménages | |
90 0 | 45 90 | Monnaie Actions | ||
90 | 135 | Total |
Actif | Passif | |||
Société | Ménages | Société | Ménages | |
100 0 | 35 100 | Monnaie Actions | ||
100 | 135 | Total |
En comparant les bilans de début et de fin on constate que le patrimoine de la société financière est passé de 90 à 100, c'est-à-dire qu'elle a réalisé un bénéfice de 10. À l'inverse, le patrimoine du ménage est resté stable, l'augmentation de 10 de la valeur de ses actions ayant été annulée par la baisse de 10 de ses avoirs en monnaie.
Ainsi, la hausse du cours des actions a bénéficié à la société financière et non au ménage. Ce n'est cependant qu'une première étape puisqu'il faut tenir compte des dividendes que doit verser la société financière.
En effet, sur l'ensemble de ses opérations d'achat et de vente d'actions, l'entreprise financière dégage un bénéfice de 10 qu'elle doit distribuer aux ménages sous forme de dividendes. Ce versement a deux conséquences :
Après la distribution des dividendes, le patrimoine des ménages est constitué de 45 de monnaie et de 100 d'actions, il a augmenté de 10 par rapport au début.
Actif | Passif | |||
Société | Ménages | Société | Ménages | |
90 0 | 45 100 | Monnaie Actions | ||
90 | 145 | Total |
La société financière transforme ainsi une plus-value due à une simple hausse du cours des actions en un revenu pour les ménages.
Si les ménages avaient conservé leurs actions au lieu de les vendre au prix de 90, ils auraient vu leur patrimoine s'accroître du fait de la hausse des cours de leurs actions mais leur plus-value de 10 n'aurait pas été considérée comme un revenu. En effet, le revenu ne prend en compte que les opérations à caractère définitif, ce que n'est pas une plus-value puisqu'elle peut être suivie d'une moins-value.
Lorsque les ménages reçoivent des dividendes, ils se retrouvent également avec une augmentation de leur patrimoine mais ils considèrent qu'elle provient des dividendes qu'ils ont reçus, c'est-à-dire de leur revenu, et non d'une plus-value.
La principale différence entre les deux situations réside dans son impact sur la consommation des ménages puisque, contrairement à une plus-value, les revenus supplémentaires des ménages leur permettront d'accroître leur consommation sans risquer de porter atteinte à leur patrimoine.
Au niveau macroéconomique, les profits tirés de la spéculation financière jouent le même rôle que l'investissement.
En effet, la relation entre la valeur ajoutée, la consommation et l'investissement est toujours vérifiée :
VA = C + I
L'égalité entre la valeur ajoutée et le revenu est également toujours vérifiée pour l'ensemble de l'économie mais on n'a plus l'égalité entre la valeur ajoutée et le revenu des ménages.
En effet, le revenu des entreprises est égal à la différence entre leur valeur ajoutée et leur revenu distribué. La société financière ne produit rien, sa valeur ajoutée est donc nulle, son revenu est négatif et égal en valeur absolue aux dividendes versés, c'est-à-dire également à la plus-value.
La valeur ajoutée provient uniquement de l'activité productive des autres entreprises. Ainsi, si l'on suppose que les entreprises distribuent tout leur revenu aux ménages, le revenu de ces derniers est égal à la somme de la valeur ajoutée et de la plus-value financière distribuée sous forme de dividendes :
R = VA + PV
Où R désigne le revenu des ménages et PV la plus-value financière distribuée aux ménages.
En supposant une fonction de consommation de la forme C = a.R on déduit des équations précédentes :
C'est-à-dire que l'effet multiplicateur ne provient plus seulement de l'investissement mais aussi des plus-values distribuées sous forme de dividendes aux ménages.
Ainsi, lorsque l'investissement est insuffisant, les plus-values tirées de la spéculation financière peuvent s'y substituer pour tirer la demande et éventuellement rétablir le plein-emploi.
Pour savoir si la spéculation financière peut durablement stimuler l'activité économique, considérons le cas extrême où l'investissement des entreprises productives est nul.
Supposons également que, après sa hausse, le cours des actions retombe à son niveau initial. Du point de vue de la société financière, il n'y a pas de problème car à la fin de la séquence elle se retrouve sans actions.
Les ménages voient leur patrimoine diminuer de 10 suite à la baisse de valeur de leurs actions. Cette baisse de valeur leur apparaît comme une moins-value potentielle et non comme un élément venant en déduction de leur revenu.
On retrouve alors la situation de départ, si bien que tout peut recommencer.
Ainsi, la spéculation peut être une source de revenu durable pour les ménages car il n'y a pas de symétrie entre une hausse et une baisse des cours.
Pour la société financière, la hausse des cours rend possible un bénéfice mais leur baisse ne génère pas de perte. Pour les ménages, la hausse des cours se traduit par un revenu qu'ils utilisent pour consommer, leur baisse se traduit par une dépréciation du patrimoine qui n'amène pas à une réduction de la consommation car elle est considérée comme temporaire.
En pratique, toutefois, il est peu probable que la spéculation financière puisse suffire à elle seule à garantir le plein-emploi.
Lorsque les ménages sont les seuls à acheter et vendre des titres financiers, certains en achètent et d'autres en vendent, globalement le cours des titres ne peut varier que sous l'influence d'un changement de la préférence pour la liquidité. Si celle-ci reste stable, les cours ne peuvent varier qu'à la suite d'achats ou de ventes d'autres agents.
Ici nous avons supposé que les entreprises n’investissaient pas, c’est-à-dire qu’elles n’émettaient pas de titres, nous allons donc considérer le cas d’achats de titres par les banques.
Dans un premier temps, l’achat de titres par les banques ne modifie pas la valeur du patrimoine des ménages puisqu’il s’agit d’un simple échange de créances de même valeur, la composition du patrimoine des ménages s’est simplement modifiée en faveur de la monnaie et en défaveur des titres.
Mais la demande supplémentaire en titres provenant des banques a pour effet de faire monter leurs cours, si bien que la valeur des titres encore détenus par les ménages va croître et, avec elle, leur patrimoine.
Achat de titres par les banques => hausse des cours des titres => hausse du patrimoine des ménages détenant des titres
La hausse des cours se traduit donc par une croissance de la valeur du patrimoine des ménages qui détiennent des actifs financiers. Ceux-ci sont les seuls à voir leur patrimoine augmenter alors que la valeur réelle du patrimoine national est restée inchangée.
On en déduit que l'achat par les banques de titres financiers a pour conséquence d'attribuer aux ménages les plus riches une plus grande part de la richesse réelle globale.
Lorsque la hausse des cours est la conséquence d'une émission monétaire, elle n'est pas nécessairement suivie d'une baisse, si bien que le processus peut se poursuivre tant que les banques continuent à injecter de la monnaie dans l'économie en achetant des titres.
Lorsque les banques interviennent durablement sur les marchés financiers en créant de la monnaie, elles génèrent une hausse des cours qui peut être considérée comme permanente par les ménages. Dans ce cas, en l'absence d'anticipation de moins-values, ils peuvent considérer que la vente d'une partie de leurs titres leur permettra de financer leur consommation sans risquer de porter atteinte à leur patrimoine.
L'hypothèse keynésienne d'une consommation des ménages dépendant uniquement de leur revenu n'est alors plus pertinente. Il faut aussi tenir compte de ce qui a été qualifié d'effet richesse, c'est-à-dire du fait que les ménages affectent une partie de l'accroissement de leur patrimoine à la consommation même si cet accroissement ne provient que d'une hausse du cours des titres qu'ils détiennent.
Si cet effet de richesse est la conséquence de la politique monétaire des banques qui achètent en permanence des titres financiers, on constate que les ménages détenteurs de titres peuvent consommer sans prélever sur leur revenu ni s'endetter.
En d'autres termes, lorsqu'elles pratiquent une politique monétaire expansionniste par achat de titres financiers, les banques font marcher la planche à billets pour payer la consommation des détenteurs de titres, c'est-à-dire des plus riches.
La théorie keynésienne utilise généralement deux hypothèses :
En fait, ces deux hypothèses ne sont pas toujours vérifiées. Ainsi, l'hypothèse selon laquelle les entreprises distribuent tout leur revenu aux ménages doit être revue, notamment dans des économies comme celle des États-Unis. En effet, une entreprise qui réalise des bénéfices ne les distribue pas nécessairement sous forme de dividendes, elle peut préférer les conserver afin de faire monter le cours de ses actions, enrichissant ainsi ses actionnaires.
Le simple fait de ne pas distribuer ses bénéfices contribue normalement à faire monter le cours des actions d'une entreprise puisque les bénéfices non distribués augmentent son patrimoine et donc sa valeur sur le marché, ce qui se traduit par une plus-value pour les actionnaires. Mais une manière particulièrement efficace pour parvenir à ce résultat est le rachat d'actions. Dans ce cas, l'entreprise utilise son bénéfice, non pour distribuer des dividendes, mais pour acheter ses propres actions, c'est-à-dire les actions qu'elle a émises, et les annuler.
L'effet sur les cours est double, d'une part la demande de l'entreprise tend à les faire monter, d'autre part le nombre d'actions encore détenues par les actionnaires ayant diminué, chaque action donne droit à une part plus grande des bénéfices, ce qui accroît également la demande et contribue à faire monter les cours.
Puisque l'entreprise ne distribue pas de dividendes, le ménage qui ne dispose que de ses actions pour vivre doit nécessairement en vendre une partie pour financer sa consommation.
Par exemple, un ménage dispose d'un portefeuille d'actions d'une valeur 1000 en début d'année et la valeur de ses actions passe à 1100 en fin d'année à la suite d'un rachat d'actions par l'entreprise. Le ménage peut considérer qu'il s'est enrichi de 100 et que cet enrichissement est bien réel, soit parce qu'il est la contrepartie d'un enrichissement de l'entreprise dont il est partiellement propriétaire par l'intermédiaire des actions qu'il détient, soit parce qu'il détient une plus grande part de la valeur de l'entreprise.
Dans ce cas, il peut considérer cet accroissement de la valeur de son portefeuille d'actions comme l'équivalent d'un paiement de dividendes, c'est-à-dire comme un revenu. Si son taux d'épargne est, par exemple, de 40%, il pourra alors décider de vendre des actions pour une valeur de 60 afin de financer sa consommation.
Les conséquences de la distribution de bénéfices par rachat d'actions sont importantes tant pour la comptabilité nationale que pour la théorie keynésienne. La distribution des bénéfices n'apparaît plus dans le revenu des ménages, ce qui le minore, de même que leur épargne et leur capacité de financement. Ainsi, dans les pays où cette pratique est développée, le taux d'épargne tel qu'il est calculé à partir des données de la comptabilité nationale n'est plus réellement pertinent pour comprendre le comportement de consommation des ménages.
Mais cette pratique des entreprises pose également la question du comportement des ménages. S'il peut être rationnel d'assimiler une réévaluation d'un portefeuille d'actions à un revenu lorsque cette réévaluation provient d'une non distribution de dividendes, on ne saurait en déduire que toute hausse de valeur des actifs peut être assimilée à un revenu. En effet, une hausse des actifs peut être suivie d'une baisse, le ménage qui vendrait ses actifs pour consommer ne ferait alors qu'opérer un prélèvement sur son patrimoine.
La réévaluation d'un portefeuille de titres ne peut être perçu par un ménage comme un enrichissement que lorsqu'il anticipe une hausse continue des cours. Dans le cas contraire, l'enrichissement ne devrait pas se traduire par une augmentation de la consommation.
Auteur : Francis Malherbe