Toute la théorie keynésienne repose sur la prise en compte de l'existence de la monnaie. Si la monnaie n'existait pas, les ménages devraient percevoir les revenus que leur versent les entreprises sous forme de biens et services. Leur seule liberté consisterait alors, au mieux, à choisir, en faisant jouer la loi de l'offre et de la demande par le troc, entre des biens de consommation et des biens d'investissement, c'est-à-dire entre une consommation présente et une consommation ultérieure. C'est l'optique retenue par les économistes classiques qui cherchaient à éliminer toute illusion monétaire de l'analyse économique.
Mais les ménages ne reçoivent pas leur revenu sous forme de biens et services, ils le reçoivent sous forme de monnaie. Cela change tout car cela donne aux ménages la possibilité de déterminer, au niveau global, leur revenu.
Les ménages peuvent utiliser la monnaie qu'ils détiennent pour :
Keynes remarque qu'il y a une différence fondamentale entre acheter des biens de consommation et acheter des titres :
Ainsi, Keynes constate que, pour comprendre le comportement des ménages, il faut tenir compte de leur patrimoine. Aussi, si nous supposons que leur patrimoine est composé uniquement de monnaie et de titres, les ménages doivent prendre deux décisions :
Keynes considère que les ménages ne déterminent pas leurs dépenses en fonction de la monnaie qu'ils détiennent mais principalement en fonction de leur revenu. Celui-ci est réparti selon des proportions relativement stables au cours du temps entre consommation et épargne. Comme, au niveau macroéconomique, l'épargne des ménages est strictement déterminée par l'investissement des entreprises, la fonction de consommation lie le revenu à l'investissement. Par exemple, si l'on retient pour l'ensemble des ménages une fonction de consommation très simple de la forme :
C = a.R
où C désigne la consommation globale des ménages et R leur revenu, a étant leur propension à consommer, c'est-à-dire un coefficient positif inférieur à 1. Or, le revenu des ménages est la somme de leur consommation et de leur épargne :
R = C + E
C'est à dire :
C = R − E
Et donc :
R − E = a.R
Comme l'épargne des ménages est égale à l'investissement des entreprises, on en déduit :
R − I = a.R
Par suite :
R = I / (1 − a)
S'ils pouvaient s'accorder collectivement pour déterminer leur propension à consommer, les ménages pourraient déterminer leur revenu. Comme ils ne le peuvent pas, ils deviennent dépendants de l'investissement, c'est-à-dire des décisions des entreprises.
Le fait que les ménages peuvent influencer l'investissement des entreprises en jouant sur leur offre de titres ne supprime pas leur dépendance car rien ne peut obliger les entreprises à investir. Or, si les entreprises ne veulent ou ne peuvent investir, l'épargne des ménages est nécessairement nulle quelles que soient leurs décisions et la consommation tombe à son niveau minimal.
Le rôle de la monnaie peut être illustré par le schéma suivant qui introduit dans le circuit économique le marché des titres. Dans ce schéma seuls les flux monétaires sont représentés.
Les ménages interviennent sur le marché des biens de consommation et sur celui des titres. Á chacun de ces deux marchés correspond de la monnaie que les ménages peuvent décider soit de conserver soit de faire circuler pour réaliser leurs transactions. Une accumulation de monnaie sur l'un de ces marchés réduit la monnaie en circulation, ce qui se traduit par une baisse de l'activité.
Pour comprendre la logique du modèle keynésien, il est essentiel de distinguer clairement entre les décisions qui portent sur des flux et celles qui portent sur des stocks. Pour cela, le mieux est de reprendre l'ordre logique de la séquence des opérations.
À l'origine, les entreprises doivent commencer par se procurer de la monnaie avant de pouvoir commencer à produire. Elles vont donc émettre des titres, plus précisément des titres à court terme pour financer la production qu'elles pourront vendre rapidement et des titres à long terme pour financer leur investissement. Ces titres peuvent être acquis par les banques et les ménages.
Négligeons, pour l'instant, le rôle des banques et plaçons-nous du point de vue des ménages. Ils disposent déjà de monnaie et de titres qu'ils ont acquis au cours des périodes précédentes. Au moment où les entreprises leur proposent des nouveaux titres, les ménages vont prendre une décision basée sur l'analyse de leur patrimoine car un achat de titres se traduit pour eux par une modification de la structure de leur patrimoine au profit des titres et au détriment de la monnaie mais il ne modifie en rien la valeur globale de leur patrimoine. En effet, contrairement aux biens qu'ils achètent pour consommer, les ménages ne détruisent pas les titres qu'ils achètent, ils ne font alors que remplacer de la monnaie par des titres.
Ainsi, la décision d'achat de titres est-elle une décision qui ne concerne que la structure du patrimoine, c'est-à-dire une décision qui porte sur des stocks.
Inversement, la décision de consommer est une décision qui porte sur des flux, par exemple la consommation pendant un mois. Ainsi, en fonction de leurs revenus escomptés et de leurs habitudes de consommation, les ménages vont établir des budgets de consommation et s'y tenir si leurs prévisions de revenus se réalisent.
Les décisions des ménages en tant que consommateurs ou en tant qu'investisseurs financiers sont donc prises selon des logiques radicalement différentes, presque indépendantes. Il n'y a, par conséquent, pratiquement aucun lien entre la demande des ménages en produits de consommation et leur demande en titres.
Concrètement, une hausse de la demande des ménages en biens et services se traduira par une augmentation de la production, donc du revenu des ménages, et non par une baisse de leur demande de titres.
Pour Keynes, l'intérêt représente la rémunération nécessaire pour qu'un agent économique accepte de se dessaisir de la monnaie qu'il détient pendant un certain temps. Il étudie donc les raisons qui peuvent pousser un agent économique à détenir de la richesse sous forme de monnaie et il en définit quatre :
Ce dernier motif mérite un complément d'explication. La valeur d'une obligation existante est indépendante de sa valeur d'émission mais est déterminée par la valeur actualisée de la série de paiements à laquelle elle donnera lieu dans le futur. Ces futurs paiements doivent être actualisés par le taux d'intérêt actuel tel que le détermine le marché, la formule qui détermine sa valeur actuelle étant :
où r désigne le taux d'intérêt et Pi les paiements de la période i.
Cette valeur varie dans le sens inverse du taux d'intérêt, si le taux monte la valeur baisse, si le taux baisse la valeur monte. Par exemple, si une obligation donne droit au paiement de 100 euros par mois pendant 5 ans, un taux d'intérêt de 5% lui donne à une valeur de 5299 euros, un taux de 4% une valeur de 5430 euros.
Le problème est que la valeur d'une obligation peut évoluer au cours du temps de manière incertaine. En effet, si les paiements futurs générés par une obligation sont connus, ce n'est pas le cas de l'évolution du taux d'intérêt car celui-ci dépend des forces du marché dont l'évolution ne peut être prévisible de manière certaine. La valeur future d'une obligation ne peut donc être connue de manière certaine.
Ainsi, le détenteur d'une obligation prend toujours le risque de voir sa valeur diminuer suite à une hausse des taux d'intérêt.
Or, et c'est là un point fondamental, chaque agent économique peut faire ses propres prévisions d'évolution des taux indépendamment des autres. Ainsi, les agents économiques prendront des décisions différentes en fonction de leur prévision. Tous les agents qui anticipent une hausse des taux d'intérêt vont décider de vendre des obligations et donc d'acquérir de la monnaie car ils pensent que leur valeur va baisser. Inversement, tous les agents qui anticipent une baisse des taux d'intérêt vont décider d'acheter des obligations et donc de céder de la monnaie car ils pensent que leur valeur va monter.
Sur le marché, le taux d'intérêt s'équilibrera, non pas parce que tout le monde aura la même anticipation, mais parce qu'à un certain niveau de taux d'intérêt les anticipations contraires s'équilibreront.
La principale conséquence de la fluctuation des taux d'intérêt est que, globalement, les agents économiques ont intérêt à conserver de la monnaie afin de pouvoir réaliser des plus-values en achetant des obligations au bon moment, c'est-à-dire avant la hausse de leur cours. C'est ce motif de détention de la monnaie que Keynes appelle le motif de spéculation.
Plus le taux d'intérêt est fort et plus il est intéressant de détenir des obligations, plus le taux d'intérêt est faible et moins il est intéressant de détenir des obligations, d'une part, parce qu'elles rapportent moins, d'autre part parce que plus le taux d'intérêt se rapproche de zéro et plus la probabilité d'une moins-value consécutive à une hausse des taux se renforce.
Ainsi, un agent économique va décider du partage de son patrimoine entre monnaie et obligations en fonction du taux d'intérêt. Si le taux d'intérêt monte, il aura tendance à acheter des obligations, si le taux d'intérêt baisse, il aura tendance à en vendre.
Sur le marché des obligations, de nouvelles obligations sont proposées par les entreprises et les obligations anciennes disparaissent lorsqu'elles arrivent à échéance, mais l'essentiel des variations de la valeur globale des obligations provient des obligations existantes dont le prix est déterminé par le taux d'intérêt.
Globalement, les ménages ne peuvent accroître leur patrimoine que s'ils utilisent leur revenu pour acheter des obligations puisque la valeur de la masse monétaire est fixée par le système bancaire. Ainsi, en l'absence d'intervention des banques, l'épargne des ménages aura les conséquences suivantes :
La valeur du patrimoine des ménages augmentera donc moins que leurs acquisitions de nouvelles obligations.
Là encore, le passage d'une approche microéconomique à une approche macroéconomique bouleverse l'appréciation de la réalité économique. Au niveau microéconomique, chaque agent a toute liberté pour déterminer la structure de son patrimoine entre obligations et monnaie, son choix étant principalement déterminé par le niveau des taux d'intérêt. Pour chaque agent considéré individuellement, à un instant donné, c'est-à-dire sans l'influence de l'épargne, la valeur de son patrimoine est déterminée et le taux d'intérêt est une donnée qu'il ne peut modifier.
Au niveau macroéconomique, c'est le contraire, la valeur de la monnaie est fixée par le système bancaire, le taux d'intérêt, la valeur des obligations et donc la valeur globale du patrimoine sont le résultat des choix des agents économiques.
Puisque les trois premiers motifs de détention de monnaie sont essentiellement influencés par le revenu et l'activité économique et que le dernier l'est avant tout par le taux d'intérêt, Keynes décompose la masse monétaire en deux composantes dont l'une (M1) dépend essentiellement du niveau d'activité et l'autre (M2) du taux d'intérêt :
M = M1 + M2 = L1(R) + L2(r)
M1 est une fonction croissante du revenu R et M2 une fonction décroissante du taux d'intérêt r puisqu'une hausse du taux d'intérêt incitera les ménages à céder de la monnaie pour acquérir des titres. Ainsi, pour une masse monétaire donnée, plus le revenu augmente et plus M1 augmente également, ce qui implique que M2 diminue avec le revenu puisque M1+M2 est fixé par le système bancaire. Mais une baisse de M2 n'est possible qu'accompagnée d'une hausse du taux d'intérêt, c'est-à-dire du plancher en-dessous duquel ne peut descendre le taux de rendement escompté des nouveaux investissements.
Une croissance de l'investissement se traduit donc par une hausse de l'activité et du revenu, mais cette dernière tend à faire croître les taux d'intérêt et donc à freiner toute nouvelle croissance de l'investissement.
Pour contrer la tendance à la hausse des taux d'intérêt, le système bancaire peut accroître son offre de monnaie car la croissance de la masse monétaire tend à faire baisser les taux d'intérêt et donc à relancer l'investissement des entreprises.
La baisse des taux d'intérêt peut cependant être rendue difficile à cause d'un phénomène connu sous le nom de trappe de liquidité. En effet, lorsque le taux d'intérêt baisse et se rapproche de zéro, un double phénomène va se produire :
Dans ces conditions, une émission massive de monnaie par le système bancaire peut s'avérer insuffisante pour rendre attractive aux yeux des ménages l'offre de titres des entreprises. L'investissement des entreprises risque alors de ne pas atteindre un niveau compatible avec le plein-emploi.
Les obligations et la monnaie ne sont pas les seuls actifs financiers que peuvent détenir les ménages, il en existe, en effet, un grand nombre. Citons parmi eux les actions et les crypto-monnaies.
Contrairement aux obligations, les actions ne sont pas remboursables et elles sont rémunérées par les dividendes que décident de verser les entreprises. Les crypto-monnaies ne sont pas des monnaies, d'une part parce qu'elles ne permettent qu'un nombre limité de transactions, d'autre part parce qu'elles ne servent pas d'étalon de mesure pour évaluer les biens et les services.
Mais les actifs financiers ne sont pas les seuls actifs que peuvent posséder les ménages, ils peuvent également posséder des terrains.
Bien entendu, l'existence de ces différents actifs complexifie considérablement l'analyse de la détermination des taux d'intérêt.
Cependant, du point de vue de la théorie keynésienne, le point le plus important est que les actifs financiers et les terrains ont en commun d'être ce que les comptables nationaux appellent des actifs non produits. Ainsi, contrairement aux biens et services, une augmentation de leur demande se traduit uniquement par une hausse des prix et ne génère pas de production, donc pas de revenus.
On doit également tenir compte d'autres actifs qui, bien qu'étant produits, comportent certaines caractéristiques proches de celles des actifs non produits. C'est le cas notamment des logements. Un logement est constitué de deux éléments distincts, un bâtiment et un terrain sur lequel il est construit. Dans le cas de l'habitat collectif, le prix du logement comprend de manière indissociable le prix du terrain et celui de la construction. Dans certaines zones comme dans les centres villes ou les zones touristiques, un accroissement de la demande ne peut être satisfait par un accroissement de la production car il n'y a pas de terrains constructibles disponibles, il se traduira donc uniquement par une hausse des prix.
Citons également ce que les comptables nationaux appellent des objets de valeur. Ce sont des biens qui ne sont normalement pas utilisés à des fins de production ou de consommation, qui ne se détériorent pas avec le temps et dont la valeur est censée augmenter à moyen et long terme. Ils sont acquis et détenus essentiellement au titre de réserve de valeur. Parmi eux on trouve les pierres et métaux précieux, les antiquités et d'autres objets d’art comme les peintures ou les sculptures.
Là encore, une augmentation de la demande en ces actifs ne se traduit pas par une hausse de la production mais uniquement par une hausse des prix.
La question de la détention de monnaie paraît bien technique, pourtant elle est fondamentale pour comprendre la réalité de l'économie. Faisons donc abstraction de la détention de monnaie pour les motifs de revenu, professionnel et de précaution.
Depuis des millénaires, les hommes se battent pour l'argent et cela pour deux motifs fondamentaux :
La satisfaction des plaisirs des hommes correspond approximativement à la consommation mais le motif de pouvoir va bien au-delà du simple motif de spéculation.
Dans les luttes de pouvoir, l'argent, c'est-à-dire la monnaie, est l'arme qui permet d'entreprendre des actions fortes et rapides au moment opportun. C'est l'argent accumulé par le seigneur qui lui permettait de louer des mercenaires pour attaquer son ennemi au moment où il était affaibli, c'est l'argent accumulé par le paysan qui lui permettait d'acheter le terrain convoité par tous au moment où il se libérait, c'est l'argent accumulé par le marchand qui lui permettait d'acquérir toutes les marchandises disponibles sur le marché pour se placer en situation de monopole.
Aujourd'hui encore, c'est l'argent accumulé par le spéculateur qui lui permet d'acquérir le maximum d'actions au moment où les cours sont bas, c'est la trésorerie accumulée par les grands groupes qui leur permet d'acquérir des entreprises stratégiques et ce sont même les liquidités accumulées par certains États qui leur permettent de prendre le contrôle de l'économie d'autres États.
Ainsi, ceux qui ont les moyens de se livrer à des luttes pour le pouvoir doivent prendre deux types de décision concernant l'affectation de leurs ressources :
On comprend que pour certains agents la répartition de leur patrimoine ne dépend pas uniquement, et même parfois pas principalement, du niveau des taux d'intérêt mais qu'il s'agit d'une décision d'ordre stratégique qui dépend de nombreux facteurs.
Ainsi, il y a une opposition très nette entre la microéconomie qui décrit une économie harmonieuse où les intérêts des uns et des autres vont dans le même sens et la macroéconomie où les rapports entre les différents agents peuvent être conflictuels.
Auteur : Francis Malherbe