Keynes a montré d'une manière indiscutable que, dans une économie fermée, c'est-à-dire sans relations avec l'extérieur, l'épargne globale est nécessairement égale à l'investissement global.
Cette égalité qui constitue l'un des piliers de la théorie keynésienne apparaissait révolutionnaire en 1936. En effet, elle n'était auparavant généralement interprétée que comme l'expression d'un équilibre économique, c'est-à-dire comme une relation tendancielle. Le marché était alors supposé assurer équilibre entre l'épargne et l'investissement grâce aux fluctuations des taux d'intérêt.
Avec Keynes la relation entre l'épargne et l'investissement change de nature. Étant vérifiée pour toute période et quelles que soient les conditions du marché, c'est-à-dire, en particulier, quel que soit le niveau des taux d'intérêt, elle peut difficilement être interprétée comme une relation d'équilibre. À elle seule, cette égalité remet ainsi en cause la théorie classique en réfutant la détermination des taux d'intérêt par la confrontation de l'épargne et de l'investissement.
L'égalité entre l'épargne et l'investissement trouve sa source dans la définition du revenu. Keynes propose sa propre définition qui se traduit, au niveau global, par l'égalité entre le revenu et la valeur de la production.
La production correspond à une création de richesse par les entreprises. Elle peut être valorisée de différentes manières, mais, dans une économie de marché, ce sont les prix qui expriment la valeur que la société reconnaît aux produits. La production valorisée aux prix du marché représente donc la valeur que reconnaît la société à la richesse créée.
La production est constituée de biens et services. Dès qu'ils sont créés par le processus de production, ces produits deviennent la propriété de leurs producteurs. Ainsi, à l'apparition physique de produits correspond une apparition de droits de propriété. Ces droits ont une valeur qui est égale à la valeur des biens produits puisque le prix d'un produit est, en fait, le prix à payer pour en acquérir le droit de propriété. Cette apparition de nouveaux droits détermine le revenu.
On peut définir, d'une manière très générale, le revenu d'un agent pendant une période comme la différence entre la valeur des droits qu'il acquiert et celle des dettes qu'il contracte pendant cette période.
L'égalité entre la production et le revenu signifie simplement que, au niveau global, seule la production permet l'apparition de nouveaux droits.
Les droits peuvent être transférés entre agents économiques mais, si les droits reçus viennent s'ajouter au revenu de celui qui les reçoit, ils doivent aussi venir en déduction du revenu de celui qui les cède. Les transferts n'ont donc pas d'impact sur le revenu global. De même, au niveau global, les droits nouveaux provenant de l'endettement s'annulent avec les dettes correspondantes, si bien que le revenu ne peut provenir que de la production.
Il est important de comprendre que le revenu ne correspond pas nécessairement à des flux monétaires. Toute production génère un revenu, même lorsqu'elle n'est pas vendue, c'est-à-dire, par exemple, lorsqu'elle est stockée. Le revenu généré par cette production non vendue prend alors la forme de droits de propriété et non de monnaie.
Plus précisément, pour reprendre les concepts de la comptabilité nationale, l'égalité n'est pas entre le revenu et la production mais entre le revenu et la valeur ajoutée, cette dernière représentant la richesse réellement créée lors du processus de production, c'est-à-dire la différence entre la production et les consommations intermédiaires.
L'égalité entre le revenu national et la somme des valeurs ajoutées correspond à la description d'une même réalité, la richesse globale créée par l'homme pendant une année, selon deux points de vue différents.
Selon le premier point de vue, la production représente la valeur de la richesse créée, la consommation intermédiaire représente la valeur détruite au cours du processus de production, leur différence, c'est-à-dire la valeur ajoutée, représente ainsi la valeur effectivement disponible pour la consommation et l'investissement. D'une certaine manière, ce point de vue correspond à une analyse en termes "physiques", puisque, conceptuellement, la production et la consommation intermédiaire sont obtenues en valorisant des quantités physiques au moyen des prix du marché.
Le deuxième point de vue est celui du droit de propriété. Au moment où elle apparaît, la richesse créée devient nécessairement la propriété d'un agent économique, elle est ensuite redistribuée entre les différents agents économiques sous forme de salaires, revenus de la propriété, impôts et autres transferts courants. Globalement, le revenu correspond à la valeur de marché des nouveaux droits créés pendant l'année. Cette approche représente le point de vue juridique.
Ainsi, la relation qui s'établit au niveau national entre le revenu et la valeur ajoutée n'est pas une relation d'équilibre au sens économique du terme, mais une relation de nature strictement logique et, si l'on cherchait à établir une relation de causalité entre revenu et valeur ajoutée, il est bien évident que c'est la valeur ajoutée, grandeur "physique", qui fonde le revenu, grandeur "juridique", et non le contraire.
En effet, d'un point de vue logique, s'il est clair que la production d'un bien peut donner naissance à un droit de propriété, il est difficile d'imaginer que l'attribution d'un droit de propriété puisse donner naissance à un bien.
L'égalité entre l'épargne et l'investissement découle directement de l'égalité entre le revenu et la valeur ajoutée. En effet, au cours d'une période, les produits peuvent être utilisés soit pour la consommation, c'est-à-dire détruits, soit pour l'investissement, c'est-à-dire conservés pour une période ultérieure.
L'épargne est définie par la différence entre le revenu et la consommation. Puisque le revenu correspond à une acquisition de droits et la consommation à une destruction de produits et donc de droits, l'épargne représente l'accumulation de droits au cours de la période. L'investissement correspond, quant à lui, à l'accumulation de produits.
Puisque la valeur des nouveaux droits est égale à la valeur des produits créés et que la consommation représente à la fois une destruction de produits et de droits, on en déduit que l'accumulation de droits est égale à l'accumulation de produits. En d'autres termes, l'épargne est égale à l'investissement.
Plus précisément, pour reprendre les concepts de la comptabilité nationale, si nous désignons par VA et R respectivement la valeur ajoutée et le revenu de la nation, nous avons l'égalité :
(1) VA = R
Mais, au niveau global, la valeur ajoutée est égale à la somme des emplois finals. En effet, l'équilibre du compte de biens et services s'écrit :
P = CI + CF + FBCF + ΔStock
Où P désigne la production, CI la consommation intermédiaire, CF la consommation finale et FBCF la formation brute de capital fixe. L'équation peut encore s'écrire :
P − CI = CF + FBCF + ΔStock
La somme de la formation brute de capital fixe et de la variation des stocks définit l'investissement au sens de Keynes. Si nous désignons par I l'investissement nous obtenons donc l'égalité suivante :
(2) VA = CF + I
En combinant les égalités (1) et (2) on obtient :
(3) R = CF + I
C'est-à-dire :
R − CF = I
Mais la différence entre le revenu et la consommation finale est, par définition, l'épargne. Nous obtenons ainsi l'égalité entre l'épargne et l'investissement :
(4) E = I
Le raisonnement pouvant être illustré par le schéma suivant :
La relation entre l'épargne et l'investissement est de même nature que l'égalité entre le revenu national et le produit intérieur, elle exprime une même réalité, l'accumulation, sous les deux points de vue, "physique" et "juridique", que retient la comptabilité nationale.
Là encore l'égalité ne traduit pas un équilibre économique mais une relation logique. De plus, il est indiscutable que l'investissement, expression "physique" de l'accumulation, détermine logiquement l'épargne, expression en termes de droits de cette même accumulation, tout comme la signature d'un contrat peut générer un droit alors que la naissance d'un droit ne peut jamais générer de signature.
La définition de l’épargne est très simple, l'épargne d'un agent est la différence entre son revenu et sa consommation :
Épargne = revenu - consommation
Mais la simplicité de cette définition est dangereuse ! La notion d'épargne est si commune qu'on n'éprouve plus le besoin d'y réfléchir, pourtant elle est utilisée ici dans un sens très précis, différent de celui dans lequel il est parfois utilisé dans la vie courante et même par les économistes.
Il est donc utile de préciser quelques points :
Le revenu d'un ménage correspond à la richesse qu'il a reçue lors d'une période, la consommation à la richesse qu'il a détruite et l'épargne à son enrichissement lors de cette période.
Des relations purement conceptuelles ne peuvent suffire à décrire l'économie. La théorie keynésienne se caractérise également par le regroupement des agents économiques en deux catégories, les entreprises et les ménages. Les entreprises ont pour fonction principale de produire et les ménages de consommer. Les ménages fournissent aux entreprises le travail et le capital financier dont elles ont besoin. En contrepartie, ils acquièrent des droits sur la production, c'est le sens de l'égalité entre le revenu et la valeur ajoutée.
Le point important est que les ménages ne demandent pas à faire valoir leurs droits en se faisant livrer les biens et services produits par les entreprises, mais en exigeant de la monnaie pour une valeur égale à la production. Cette exigence est indispensable à l'efficacité d'une économie de marché car c'est elle qui permet à un agent de consommer ce qu'il n'a pas produit, rendant ainsi possible la spécialisation.
En conséquence, les entreprises doivent se procurer de la monnaie auprès des ménages. Ceux-ci leur fourniront, d'une part en achetant leurs produits, d'autre part en les finançant. Ainsi, des flux de monnaie vont des ménages aux entreprises et des entreprises aux ménages. Ces flux peuvent être représentés dans un schéma qui prend le nom de circuit économique.
La présentation de l'économie sous forme de circuit peut aider à comprendre la relation entre l'épargne et l'investissement.
Considérons une économie composée d'entreprises et de ménages. Les entreprises proposent aux ménages, d'une part des biens de consommation, d'autre part des actions qui leur permettront d'acquérir des biens d'investissement. Supposons que les ménages disposent de 1000 de monnaie et que, au cours d'une période, ils décident d'en dépenser 600 pour acheter des biens de consommation et 200 pour acheter des actions émises par les entreprises afin de financer leur investissement.
Pour satisfaire la demande, les entreprises produisent les biens de consommation et d'investissement pour une valeur totale de 800, la production génère des revenus pour les ménages correspondant aux salaires et aux revenus de la propriété. Si nous supposons que les entreprises distribuent tout leur revenu aux ménages, ceux-ci vont recevoir sous forme de salaires et de revenus de la propriété les 800 de monnaie qu'ils avaient dépensés.
Au début de la période, le patrimoine des ménages était composé de 1000 de monnaie, à la fin de la période les ménages ont toujours 1000 de monnaie car la monnaie qu'ils avaient dépensée leur est revenue sous forme de salaires et de revenus de la propriété. Mais les ménages ont aussi à la fin de la période 200 d'actions, leur patrimoine s'élève donc à 1200, soit un accroissement de 200 pendant la période. Cet accroissement du patrimoine des ménages correspond à l'investissement des entreprises.
À la période suivante rien n'oblige les ménages à dépenser tout le revenu qu'ils viennent de recevoir, ils peuvent dépenser plus ou moins. Par exemple, ils peuvent dépenser 400 en biens de consommation et 100 en actions, la production et le revenu des ménages sont alors de 500, l'épargne de 100 et est bien égale à l'investissement.
Si l'on suppose que les entreprises distribuent tout leur revenu aux ménages, l'égalité entre l'épargne et l'investissent signifie que l'enrichissement des ménages au cours d'une période est nécessairement égal à l'investissement des entreprises.
En effet, par l'intermédiaire des actions, les ménages peuvent être considérés comme les propriétaires indirects des biens d'investissement produits par les entreprises. Comme dans le modèle keynésien les ménages ne sont pas des producteurs, ils ne peuvent pas créer de richesse eux-mêmes et doivent pour cela compter sur les entreprises. Ainsi, si les entreprises n'accroissent pas la richesse globale de la société par l'investissement, les ménages n'ont, globalement, aucune possibilité de s'enrichir.
Auteur : Francis Malherbe